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THAÏLANDE – HISTOIRE: Il y a plus d’un siècle, le roi Chulalongkorn visitait l’Europe….

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 13/09/2020
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Ce récit historique est unique. Il est composé, en huit épisodes, d’extraits choisis de la correspondance adressées à ses enfants par Sa Majesté le roi de Siam Chulalongkorn (1853-1910), au fil de son second voyage en Europe, en 1907. Ces lettres ont été éditées dans un recueil intitulé « Loin des Siens ». Gavroche, passionné d’histoire, vous en repropose des extraits en exclusivité.

 

Extraits des lettres sur la France du Roi Chulalongkorn (Rama V) envoyés à sa fille, la princesse Nibha Nobhadol, lors de son voyage en Europe en 1907

 

Dans le cadre de la commémoration du centenaire de la disparition du Roi Chulalongkorn (1853-1910), Wilawan Tejanant- Pellaumail et Christian Pellaumail (1) ont traduit les lettres que le roi de Siam envoyait à sa fille depuis la France.

 

Réunies dans un très bel ouvrage intitulé Loin des Siens (Klai Baan), ces lettres, d’un grand intérêt historique mais encore très peu reconnu des Français, décrivent le quotidien du Roi et le regard qu’il portait sur la France au début du XXe siècle.

 

Le ministère de la Culture thaïlandais a autorisé Gavroche à publier une série d’extraits de Loin des Siens. Une plongée étonnante dans l’intimité d’un monarque qui aura à jamais marqué l’histoire de son pays et des relations avec la France. La lettre dont nous vous présentons ce mois-ci un extrait a été écrite à San Remo, le jeudi 2 mai 1907. Chulalongkorn, qui arrivait d’Italie par la route, commence par décrire son passage à la frontière…

 

(1) Wilawan Tejanant-Pellaumail, thaïlandaise d’origine, a obtenu un doctorat de Sciences du langage à l’université Aix-Marseille I en 2000. Christian Pellaumail est français, agrégé de Lettres classiques et ancien conseiller culturel près l’ambassade de France à Bangkok. Ils enseignent ensemble la traduction français-thaï à la faculté des Lettres de l’université Chulalongkorn de Bangkok. Ils ont également traduit en français un livre de M.R. Kukrit Pramoj, intitulé Laï Chîwit (Plusieurs vies) et publié en 2003 aux Éditions Langues & Mondes, L’Asiathèque, à Paris.

 

Ma chère fille

 

(…) Puis nous sommes arrivés à la frontière (1). Papa (2) a toujours envie de voir les frontières, sans bien savoir pourquoi, peut-être simplement parce que la contrariété liée à notre affaire des tracés frontaliers est toujours là (3).

 

En approchant de la limite du territoire italien, j’ai aperçu une troupe de soldats manœuvrant au son du clairon. Je me suis retourné pour la suivre des yeux et je l’ai vue entrer dans une caserne construite en pierres de taille qui longeait la route. Nous avons encore roulé un peu et nous sommes arrivés à la douane italienne, installée en bordure de la route côté mer. Un grand panneau indiquait que les voitures devaient stopper, deux ou trois douaniers sont sortis, notre chauffeur qui parlait français est allé leur donner la liste des voyageurs sur laquelle il avait fallu indiquer nos noms. Les douaniers sont venus nous saluer et cela a été tout pour nous, parce que nous avions demandé l’autorisation à l’avance. Mais toutes les autres voitures devaient s’arrêter et, si c’était une voiture huppée à double attelage, il m’a semblé qu’après quelques échanges et hochements de tête elle passait rapidement, mais s’il s’agissait d’une guimbarde bien chargée, celle-ci était fouillée abominablement, il fallait sortir les caisses et ouvrir carrément les valises de vêtements au milieu de la chaussée.

 

Entre la France et l’Italie

 

Juste après la douane, nous sommes arrivés à un pont qui franchissait un ravin assez profond parce que notre route se trouvait largement au-dessus du niveau de la mer, cependant l’on ne voyait pas ce ravin s’enfoncer loin dans la montagne. A l’autre extrémité du pont, il y avait une borne assez plate, d’environ vingt-cinq centimètres d’épaisseur, un peu plus de cinquante centimètres de largeur et à peu près un mètre cinquante de hauteur (4). Sur une face, on lisait “Italie” et sur l’autre “France”, démarcation qui date de 1861. En haut, sur le flanc de la montagne, on voyait un repère creusé en forme d’équerre. Un peu plus loin, c’était la douane française, où nous avons dû nous arrêter et nous faire contrôler de la même façon qu’en Italie. De la douane, on découvrait en contrebas la ville de Menton sur une pointe avec un phare. Les baies qui se succèdent en cet endroit sont sans doute parmi les plus belles. Quelle que soit la pointe, quand on se dirige vers son extrémité et qu’on se retourne, on peut voir la ville ou les villages laissés derrière soi et, quand on revient, on aperçoit de loin le lieu où l’on va, bien avant de l’atteindre. Après une descente assez brève, nous sommes arrivés à Menton qui s’étend sur une plaine en bord de mer.

 

A l’hôtel «Les britanniques»

 

Menton est une vraie ville, avec tous ses éléments constitutifs, de grandes avenues, de larges trottoirs, des bâtiments élevés de part et d’autre, des quantités de vitrines où sont exposées des marchandises à profusion, des restaurants, des pâtisseries, des promenades qui sont des jardins publics où les gens peuvent flâner, s’asseoir pour se reposer ou faire de la musique. En deuxième ligne, on trouve les grands hôtels. Il y avait beaucoup d’agitation, et d’un seul coup on parlait français. Nous n’avions pas encore déjeuné, mais comme l’après-midi était déjà avancée, nous nous sommes rendus à l’hôtel “Les Britanniques”, un bel établissement auquel on accède par un joli chemin qui monte, bordé ici et là de petits jardins pleins de douceur de vivre. Cependant l’hôtel était fermé justement depuis la veille, parce que durant l’été les gens se déplacent vers le Nord. Alors nous sommes tombés d’accord de ne pas déjeuner et d’aller plutôt nous promener et prendre le thé (5) en bas. Nous sommes redescendus déambuler sans but précis dans les magasins. La police secrète n’a pas attendu longtemps pour signaler que j’étais un Roi, mais moi j’ai fait comme si de rien n’était et je me suis promené à ma guise, j’ai acheté des babioles que je vous ai envoyées, et je me suis fait photographier. Il y aura sûrement des chats noirs (6) parce que ce photographe était terriblement expéditif. Comme la pièce était assez sombre, il n’a pas utilisé les rideaux autour de l’appareil, et une fois celui-ci installé, il n’a pas procédé non plus à la moindre mise au point. La plaque introduite, le bonhomme, placé derrière, a déclenché la photo puis, à peine terminé, il a ouvert l’appareil et enchaîné sur d’autres clichés. Le dernier a pris un peu plus de temps. Je vous dirai si cela a marché ou non. Je me suis arrêté pour acheter un grand bouquet de roses rouges, et aussi d’autres fleurs dont la tige est semblable à celle du dahlia rosea mais avec des pétales qui ressemblent à ceux de l’hémérocalle ; ceux-ci se chevauchent de façon si dense qu’ils forment un rond au centre duquel se trouve un pistil noir comparable à un “talab” (7). En fait, le centre est creux mais on le voit plein. Cette fleur existe en différentes teintes, rouge, couleur belle-denuit, mauve, rose, blanc, jaune et d’autres encore dont je n’arrive plus à me souvenir précisément. Comme Yentra (8) voulait noter son nom, pour le taquiner nous l’avons baptisée “Cœur de Talab” (9). Les couleurs sont aussi intenses que le ruban de satin dont on fait les rosettes nouées à l’oreille des chevaux harnachés, et la taille à peu près la même aussi. Nous avons quitté la place à cinq heures et demie (10) et nous étions de retour à six heures et demie, sous un soleil encore très fort mais tout de même moins chaud qu’à la mi-journée.

 

J’ai envoyé le rapport médical établi par le professeur Feilner (11), comme bulletin d’information à mettre dans la Gazette par exemple. J’en joins un exemplaire à cette lettre pour que vous en ayez connaissance. Le rapport du docteur Manson est en cours de copie, s’il est prêt à temps je vais l’envoyer aussi. Aujourd’hui, Daeng (12) est venu me dire au revoir, c’était la date fixée. Too (13) devait partir aussi mais il avait disparu à ce moment-là ; j’étais déjà monté en voiture quand il est arrivé en catastrophe pour dire au revoir, et il s’est prosterné à mes pieds en pleurant.

 

Les fruits de sa Majesté

 

Ce soir, avant de me coucher, j’ai mangé une énorme poire, mûre à point. Quel délice ! J’en ai eu les larmes aux yeux en pensant à vous. Le goût en était subtil et raffiné, difficile à égaler. Papa est un vrai connaisseur pour les fruits, et celui-ci doit être placé en haut de la gamme, il ne faut pas le sous-estimer, un seul fruit a suffi à me rassasier pleinement et à me régaler.

 

Pour être sûr que cette lettre parte avec le prochain courrier, papa se dépêche de finir cette partie, la suite sera pour demain.

 

Nous sommes le 3 mai maintenant et je viens de recevoir le premier envoi daté du 30 mars, cela veut dire qu’il faut plus de trente jours pour acheminer une lettre de Bangkok. Je trouve cette situation assez dure : à Bangkok votre vie est stable d’un jour à l’autre, vous avez vos habitudes sur lesquelles vous pouvez vous appuyer, mais plus on est loin et amené à vivre des choses différentes, et plus on pense à son chez soi. Cela ne ressemble nullement à un divertissement, contrairement à ce qu’on pourrait croire. Celui qui a le mal du pays est comme un alcoolique qui doit boire, qu’il fasse chaud ou froid. C’est la même chose : quand il fait chaud on pense aux siens, quand il fait froid on pense aux siens, quand on s’amuse on pense aux siens, quand on ne s’amuse pas on pense aux siens. On ne réagit pas de façon rationnelle et on devient difficile à fréquenter; heureusement, grâce à mes médecins, qui sont toujours là pour s’occuper de moi et me réconforter, c’est moins pénible. Je vais m’arrêter ici.

 

Chulalongkorn P.R.

 

(1) Le début de la lettre porte sur l’Italie, où le Roi se trouvait avant son passage en France.
(2) S’adressant à sa fille, le Roi se désigne lui-même de cette façon.
(3) Dans les années précédentes, les relations franco-siamoises avaient été marquées par un sérieux contentieux sur la question des frontières siamoises. Notamment, à la suite d’un ultimatum comportant une menace de blocus, et sous la contrainte, le Siam avait dû signer le traité du 3 octobre 1893 par lequel il renonçait aux royaumes lao et reconnaissait l’autorité de la France sur la rive gauche du Mékong. On peut mentionner aussi la Convention du 13 février 1904 par laquelle le Siam renonçait à deux provinces cambodgiennes et au royaume du Bassac. Il faut enfin faire état du traité franco-siamois du 23 mars 1907, par lequel le Siam renonçait aux territoires de Battambang, Siemréap (Angkor) et Sisophon en échange du retour des territoires de Chantaburi. Trad et Dansai (Loei). Toutes ces négociations avaient été douloureusement ressenties par le Roi Rama V.
(4) Dans toutes les lettres, les indications de mesure sont données en unités du système de comptage siamois. Pour des raisons de facilité de lecture, les traducteurs les ont systématiquement converties en unités du système métrique.
(5) L’expression “prendre le thé”, qui reviendra souvent, est un peu trompeuse. Il s’agit en fait non pas seulement de boire quelque liquide mais aussi de prendre de la nourriture solide, de façon mois conséquente cependant que dans un véritable repas de restaurant.
(6) Cette expression est employée par le Roi dans une autre lettre, où elle désigne clairement une photo ratée, noire et floue.
(7) Le mot “talab” désigne une petite boîte ronde avec un couvercle et est également utilisé comme prénom
(8) Chao Phraya Suriwongse Wattanasak (Tô Bunnag), aide de camp chargé de la sécurité royale.
(9) Prénom de l’épouse de Yentra
(10) Comme pour les mesures, dans toute la correspondance, l’auteur exprime l’heure à la mode siamoise. Les traducteurs, là encore pour des raisons de facilité de lecture, ont systématiquement fait la conversion à la mode française.
(11) Patron de l’hôpital de l’université d’Heidelberg et de plusieurs cliniques privées.
(12) Prince Mahidol Adulyadej, Prince de Songkla, âgé de 26 ans en 1907, 69ème enfant du Roi Rama V et père du Roi Rama IX.
(13) Neveu du Roi Rama V, fils du Prince Sarpbasatra Subhakich qui était le 34 ème enfant du roi Rama IV et le demi-frère du Roi Rama V.
(14) Cette abréviation du mot “Poramindra”, qui signifie “Le Grand Roi”, fait partie de l’intitulé complet du nom royal.

 

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