Home Histoire et Patrimoine INDOCHINE – HISTOIRE: «L’affaire» qui blessa le préhistorien Henri Mansuy

INDOCHINE – HISTOIRE: «L’affaire» qui blessa le préhistorien Henri Mansuy

Journaliste : Didier Mansuy
La source : Gavroche
Date de publication : 10/06/2021
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Gavroche a relaté dans plusieurs articles la carrière du préhistorien Henri Mansuy dont la carrière fut remarquable et les recherches aussi impressionnantes que diverses. Ayant permis de faire avancer la connaissance et la science magistralement en Extrême-Orient méridional, celui-ci fut meurtri par une méchante affaire dans laquelle il n’avait commis aucune faute.

 

Nommé dans l’administration le 22 mai 1909, géologue de 3e classe, Jacques Deprat[1] (né le 31 juillet 1880) arriva à Hanoï, le 25 juin 1909. Henri Mansuy l’accueillit en lui accordant immédiatement une affectueuse sympathie et une aide précieuse.

 

Probité scientifique

 

Bientôt, Henri Mansuy fut troublé par la présence de certains fossiles parmi ceux collectés par J. Deprat. Il questionna mais n’obtint aucune réponse de l’intéressé qui se campa dans le silence arguant de ses activités « trop prenantes »[2]. Les faux découverts embarrassaient la probité scientifique et l’honnêteté de Henri Mansuy. Ses tentatives auprès de J. Deprat restèrent vaines. Il le relança pourtant sur ce douloureux problème à plusieurs reprises et finit par lui signaler avec clarté qu’il suspectait une fraude. J. Deprat refusa encore de répondre. Que c’était-il donc passé ? Jacques Deprat, doué d’une intuition, fondée sur les travaux réalisés par les agents du service de géologie de l’Indochine, notamment ceux de Honoré Lantenois et Henri Mansuy qui avait déjà émis l’idée d’une mer intérieure (cf. les publications de Henri Mansuy), voulut absolument prouver la thèse d’une Mésogée intérieure séparant l’actuelle « Europe » de « l’Extrême-Orient ». Pour cela, il était indispensable qu’il exhibe des fossiles marins identiques trouvés de part et d’autre des rives de cette « mer » (à l’ouest en Europe, en Bavière par exemple, et en Extrême-Orient, au Tonkin et Yunnan). Dans les années 1910-14, les fossiles qui avaient été trouvés en Indochine ne permettaient pas d’étayer cette affirmation.

 

Collection de fossiles

 

Qu’à cela ne tienne, puisque de toute façon Jacques Deprat était certain qu’il avait raison, il introduisit dans les récoltes de fossiles qu’il confia ensuite pour analyse à Henri Mansuy, des fossiles européens. Il les obtint en abusant de la faiblesse de Jean-Baptiste Counillon souvent embrumé par son accoutumance à l’opium. Celui-ci avait appris à Jacques Deprat qu’il possédait une collection de fossiles qu’il avait apportés d’Europe. Ce dont convient Deprat dans son livre Les chiens aboient (page 269). Jean-Baptiste Counillon s’aperçut du vol mais ne dit presque rien car il était déjà suffisamment mal en point et incapable de lancer une alerte. Les fossiles introduits dans les récoltes par J. Deprat troublèrent donc Henri Mansuy, qui s’en inquiéta. En réponse J. Deprat l’éloigna de lui le plus possible pour être moins soumis à ses interrogations. Henri Mansuy toujours bienveillant pensa d’abord que cet éloignement était dû à la fatigue et aux activités que J. Deprat développait en dehors du service et de sa famille[3]. Henri Mansuy ne savait plus comment faire car il avait de l’affection pour Jacques Deprat. Las de demander et écarté, il attendit le retour annoncé comme chef de service de Honoré Lantenois pour lui en parler, confiant dans la sagacité, le jugement de celui-ci et sa capacité à dénouer l’affaire au mieux. Honoré Lantenois écouta, réfléchit, étudia le problème, observa des erreurs manifestes, continua à expertiser pour se faire une opinion, vérifia et interrogea Jacques Deprat à son tour. Ce dernier réagit avec violence et arrogance, affichant sa probité offensée alors qu’il était pris la main dans le sac et qu’il suffisait de faire quelques corrections indispensables pour que l’affaire soit oubliée.

 

Un règlement de comptes

 

L’affaire éclata. Alors J. Deprat insista, se braqua, et se lança dans une défense à l’encontre des règles scientifiques et hiérarchiques. Il finit par être suspendu en octobre 1917, renvoyé en France pour y être jugé. Il fut dégradé et révoqué par ses pairs, dans un verdict sans appel après que lui-même ait accusé H. Lantenois, H. Mansuy, M. Colani et presque tous les membres du service géologique ainsi que le Gouverneur, les autorités locales, de nombreux savants éminents d’avoir fomenté un complot contre lui ! Toutes les personnes accusées par lui furent blanchies. J. Deprat fut définitivement radié de la fonction publique, des effectifs de la société géologique. Il se lança alors, en France, dans l’écriture de romans pour régler ses comptes. C’est notamment dans le roman Les chiens aboient, publié sous le pseudonyme de Herbert Wild, qu’il se livra à une romance à sa façon pour décrire l’affaire dite des faux trilobites. Son pseudonyme faisait écho à sa jalousie du prix Wilde reçu par Henri Mansuy.

 

Histoires scandaleuses et perverses

 

Dans son roman, J. Deprat se dépeignait sous les traits les plus favorables, avec de l’esprit, de la pertinence, de la finesse, de la poésie, de l’éducation, du savoir, du savoir-vivre et de belles qualités physiques, insistant tout particulièrement sur l’importance de ses yeux bleus et de ceux de son épouse. Il se livra à des descriptions ubuesques à propos des protagonistes qui ne lui étaient pas favorables, c’est-à-dire quasiment tout le monde. Il usa à leur encontre des adjectifs les plus méprisants, les plus injustes, souvent abjects : « gras, gros, grossiers, pervers, petits ou vieille », etc. Lui et sa femme par contre avaient les « yeux bleus » et étaient beaux ; les autres étaient moches et idiots. Tous ces mots sont extraits de son roman ! Par exemple H. Lantenois y est décrit comme :

 

« un sot vaniteux, chef bien que polytechnicien », « un homme grand, gros, d’un embonpoint un peu bouffi » (avec) « une tête toute ronde aux cheveux coupés courts, d’un blond vaguement roussâtre », aux « yeux myopes clignotants, une parole hésitante et un peu embarrassée », « affichant une paternelle cordialité mais tendant une main trop molle ».

 

J. Deprat prêta même à H. Lantenois des histoires scandaleuses et perverses. Il décrivit H. Mansuy avec « une tête de bagnard, une tête énorme au large crâne dénudé, c’est un roublard, un Ursus speleus[4] », « Mansuy est remarquablement intelligent mais a du mépris », ajoutant cette phrase ô combien méprisante pour qualifier Henri Mansuy : « Oignez vilain, il vous poindra »[5].

 

Madeleine Colani de son côté reçoit les attributs : « de vieille laide, toute petite personne rétrécie » [6], « elle est bassement obséquieuse [7] ». Jacques Deprat disqualifia ainsi les autres en les diabolisant et endossa le rôle du bouc émissaire mais il laissa cependant échapper quelques vérités à son encontre en s’affublant d’étranges qualificatifs et qualités, signes d’un mal-être et sans doute également d’un dérangement mental. Il écrivit de lui-même : « Il est toujours épuisé, abattu, souffrant, prêt à mourir, tension nerveuse, etc. Lui seul travaille beaucoup, il maigrit et est épuisé. Il épuise sa santé. »[8]

 

Dans son roman, Les chiens aboient, le pseudonyme de Lamy est donné par Jacques Deprat au lieutenant Laval, brillant topographe. Celui-ci était la seule personne qui avait gardé un lien, un peu cordial, avec J. Deprat. Cependant il écrivit à J. Deprat ce qui est relaté dans Les chiens aboient [9] :

 

« Il te manque la connaissance de la vie. Ce que tu feras ne sentira jamais que l’excellent devoir (…) Ton successeur a dit que tu avais commis des erreurs effarantes. Quel motif t’a fait agir ? Orgueil, inconscience, ambition ou désordre ? ».

 

La dignité de Mansuy

 

Henri Mansuy déjà fatigué par la fourberie, les mensonges et le désir maladif de J. Deprat de se faire passer pour un persécuté, au moment de l’affaire à partir de 1916, ne voulut pas réagir, préférant la distance et la dignité à un nouveau saut dans la rumeur, le scandale, les racontars et les médisances. Outré une nouvelle fois par Les chiens aboient, Henri Mansuy choisit de ne pas faire de commentaires car le texte du roman reflète de lui-même la mégalomanie intrinsèque de J. Deprat et ses manques.

 

Ce qui rassura Henri Mansuy, c’est que ceux qui savent lire et comprendre, verraient immédiatement dans ce roman quelle fut la méthode de J. Deprat pour introduire les faux trilobites en Indochine car J. Deprat n’était pas rentré en métropole durant toute la période. Dans le roman J. Deprat avoue son forfait et même le moyen qu’il utilisa !

 

Par supériorité annoncée, J. Deprat attaque tout le monde de façon très maladroite. Têtu et borné, il ne contrôle pas ses colères comme il l’écrit lui-même « la colère me prend[10] devant le jury : je charge à fond ». Il est persuadé que le monde lui en veut. Il se prend pour un incompris, un génie ignoré et maltraité mais qui vaincra contre tous par la démonstration inévitable de sa grandeur.

 

Son double inventé dans Les chiens aboient, Lebret (le clairvoyant) est un personnage en miroir de son autre double Dorprat (le naïf). C’est à la fois amusant et très significatif psychologiquement. Ce dédoublement de personnalité est révélateur de sa duplicité[11]. Ce qui éclaire sur la fraude et le processus psychologique pour y arriver.

 

Réhabiliter Jacques Deprat

 

Mais, à 71 ans de distance, en 1990, M. Michel Durand-Delga savant de renommée, se fourvoya dans un rapport, qu’il présenta à la Société géologique de France et au Cofrhigeo (Comité Français d’Histoire de la Géologie) dans le but de réhabiliter Jacques Deprat à la demande de sa famille. Qu’est-ce qui pouvait bien l’animer ou le pousser ? M. Michel Durand-Delga qui se vanta d’avoir lu le roman de J. Deprat plusieurs fois, pour s’en imprégner et bien le comprendre, n’a pas vu la supercherie, ne l’a pas comprise, ou bien n’a pas voulu, braqué qu’il était sur sa seule thèse. Son rapport à charge et son aura parvinrent à duper les membres de ces sociétés savantes. Ceci conduisit au scandale d’une réhabilitation qui reste infamante et dégradante pour les protagonistes innocents des turpitudes de Jacques Deprat.

 

Pourtant les vrais connaisseurs de cette période, les scientifiques dans leurs articles et les juges qualifiés du moment avaient tranchés en disant le droit. Les revues rappelèrent l’action positive de Henri Mansuy. L’Avenir du Tonkin, comme les autres, disait encore, le 19 juillet 1940, que « Mansuy par sa connaissance approfondie avait fait découvrir la supercherie ». C’est donc un déni et une insulte à la justice que cette réhabilitation puisqu’aucun fait nouveau n’a été apporté et que des « inspecteurs autoproclamés » ont voulu faire prévaloir un sentiment pour juger alors qu’ils n’en avaient pas le droit.

 

[1] Jacques Deprat, né le 31 juillet 1880, décédé dans une randonnée en montagne le 7 mars 1935, au pic de Petragene, marié en 1904 avec Marguerite Tissier, dont il a deux filles en 1905 et 1906. Le père était Amédé Jules Deprat, professeur au collège Sainte Barbe, domicilié 40, rue Vaugirard, né à Dole le 14 février 1848, décédé à Yunnan-Fou, marié le 27 août 1878 Paris 1er à Alice Justine Baluchet, mineure, née le 10 août 1858 de Georges Baluchet et Léonide Perrichon au 8 rue des Bons Enfants, Paris 1er.

 

[2] J. Deprat était très occupé par ses activités au service de géologie, sa famille et ses relations en ville.

 

[3] Des rencontres dans Hanoï.

 

[4] Ce qui veut dire : ours des cavernes.

 

[5] Les chiens aboient, p. 362.

 

[6] Les chiens aboient, p. 150.

 

[7] Les chiens aboient, p. 360.

 

[8] Tous ces mots sont extraits de son roman pour le qualifier.

 

[9] Les chiens aboient, p. 330.

 

[10] Les chiens aboient, p. 300.

 

[11] Bien sûr l’image de Mister Hyde et docteur Jekill vient immédiatement.

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